Le tabou culturel sur le plaisir féminin : une explication historique

Le tabou culturel sur le plaisir féminin : une explication historique

« En 1945, Lucien Royer décrit avec détails la pudeur qui caractérise la sexualité de la femme. Ses contemporains corroborent largement son opinion de cette facette typiquement féminine. Il croit que la pudeur qui gêne la jeune fille lors des premiers rendez-vous avec son futur époux donne un attrait de plus à la femme. Selon lui, cette innocence et cette fragilité mettent «l’homme en appétit», ce qui explique la folie dont l’homme est victime lorsqu’il se retrouve seul avec la femme «qu’il veut posséder »…

—Isabelle Perreault, Morale catholique et genre féminin : la sexualité dissertée dans les manuels de sexualité maritale au Québec, 1930-1960, p. 581. 

Les images créées par cette citation vous disent-elles quelque chose? Si oui, c’est bien normal : ce scénario teinte encore fortement notre imaginaire sexuel en Occident. Ce script sexuel de la femme qui résiste par réserve ou par retenue, et de l’homme viril qui lui force un peu la main est présent dans une forte proportion de productions culturelles depuis des siècles, qu’il s’agisse de littérature, de théâtre ou de cinéma. Comme l’explique d’ailleurs la journaliste Lili Boisvert, un grand nombre de vidéos pornographiques s’articule autour du scénario d’une femme qui refuse d’abord d’avoir une relation sexuelle, mais qui se laisse ensuite corrompre (Le principe du cum shot : Le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels). La passivité des femmes dans la sexualité hétérosexuelle est un cliché qui obsède tout le monde depuis bien plus longtemps que 1945. 

Encore aujourd’hui, notre société éprouve beaucoup de difficulté à reconnaître la possibilité qu’une femme puisse exprimer sa sexualité de manière libérée. Un regard extrêmement inquisiteur est porté sur la sexualité des femmes et sur leur recherche de plaisir —ce dernier élément est même parfois retenu contre elles lorsqu’elles dénoncent des violences sexuelles, comme si une sexualité débridée justifiait le fait qu’on ait abusé d’elles. 

Bien sûr, les femmes d’aujourd’hui ont accès à la contraception et à l’avortement (même si ce droit est régulièrement remis en question) et peuvent vivre leur sexualité de manière beaucoup plus libre qu’il y a cinquante ans. Mais force est de constater que notre société cherche toujours à la contrôler de manière indirecte —soit par le slut-shaming, soit en discréditant les survivantes d’agressions sexuelles dont le passé évoque une sexualité assumée ou hors normes (nous pensons notamment à l’histoire de la militante féministe Alice Paquet). Les exemples de punitions qui sont réservées aux femmes qui expriment leur sexualité sont nombreux, même en 2020. Pour beaucoup de personnes, la recherche de plaisir sexuel chez les femmes a quelque chose de profondément suspect, car leur désir est traditionnellement limité au monde des émotions, de l’amour, de l’engagement affectif, etc. 

Nous pensons que l’histoire de la morale catholique des années 1930 et 1940 peut certainement nous donner quelques explications à ce sujet. En réalité, la plupart des stéréotypes avancés par ce discours sont constitutifs de ce que les féministes dénoncent aujourd’hui comme étant la culture du viol. Évidemment, si on voulait vraiment cerner l’origine de ce phénomène, il faudrait remonter à l’Antiquité (ou peut-être même à la préhistoire, qui sait). Pour cet article, nous concentrerons notre réflexion sur la première moitié du vingtième siècle au Québec. 

La passivité féminine 

Un rôle d’asexualité est traditionnellement attribué aux femmes dans notre culture. Le moraliste Maurice Beaulieu, collègue de Royer cité un peu plus haut, décrit d’ailleurs la passivité féminine comme instinctive, innée, présente dès la puberté (Perreault, 2004). Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale au moins, le discours des élites cléricales considère la pudeur comme l’une des caractéristiques fondamentales de la féminité adéquate (Baillargeon, 2012). Il faut souligner que, durant toute la première moitié du vingtième siècle, la sexualité hétérosexuelle est généralement limitée à l’objectif de procréer mais que, plus l’on s’approche du tournant des années 1940, plus cette conception semble se transformer. Si l’impératif de la procréation ne disparaît pas complètement, les auteurs des manuels de sexualité maritale se mettent à discuter de l’importance du plaisir dans l’intimité des couples. Mais attention : femmes et hommes sont fondamentalement différents et n’éprouvent donc pas les mêmes sensations, ni les mêmes désirs, selon ces auteurs. La psychologie naissante est d’ailleurs utilisée afin d’essentialiser les rôles sexuels de chacun(e) : on parle de « nature » féminine qui fait en sorte que les femmes sont inéluctablement plus modestes, plus pudiques et n’éprouvent pas un désir aussi violent que celui des hommes. Selon ce discours qui mêle prescriptions religieuses et concepts de la psychologie individuelle, les femmes sont sensibles, dociles, délicates et ne ressentent pas le besoin d’aimer « physiquement » leur partenaire. Évidemment, cette ligne de pensée traduit ce que des hommes, souvent des clercs, s’imaginent à propos des femmes et non la réalité. Il y a fort à parier que si ces dernières semblent s’engager de manière moins active dans la sexualité maritale, c’est peut-être aussi parce que celle-ci est limitée à la pénétration et que ni leur conjoint ni elles-mêmes ne connaissent l’existence de leur clitoris. Cette hypothèse est cependant difficile à confirmer, car si on indique aux femmes comment faire plaisir à leur mari (en utilisant par exemple la coquetterie) et si l’on parle de certaines « caresses » qui préparent à la pénétration, cette dernière reste essentiellement la seule pratique discutée. 

Les auteurs de ce nouveau discours sur la sexualité maritale (la seule jugée correcte) reconnaissent l’importance d’une sexualité harmonieuse dans la bonne entente conjugale ainsi que le rôle que les femmes ont à jouer pour être de bonnes maîtresses et assurer cette harmonie. Cependant, ils ne parlent jamais de plaisir féminin et la possibilité que les femmes puissent se masturber n’est pas évoquée. Quant au clitoris, il faut attendre 1968 pour que les mouvements intellectuels féminins le remettent à l’ordre du jour. 

Il est aussi intéressant d’observer que les scripts sexuels présentés par les moralistes catholiques reproduisent en réalité les rapports sociaux de sexes : ils proposent des rôles genrés qui ne s’éloignent pas vraiment de ceux qui sont suggérés (imposés?) aux femmes et aux hommes dans la société. L’homme exerce son rôle en tant que chef de famille (la primauté de son autorité dans la cellule familiale ne sera retirée qu’en 1977) et son épouse lui doit obéissance (cette loi ne sera modifiée qu’en 1964).

Dans l’esprit de ceux qui émettent le discours, l’homme est celui qui orchestre le déroulement des choses dans la sexualité hétérosexuelle. On le conçoit comme un sujet actif dans l’activité sexuelle, tandis qu’au contraire, la femme ne fait que « répondre » aux avances : « […] l’abandon à l’amour est légitime tout comme l’ “animalité” de l’homme est pardonnée par la femme chaste n’attendant que ses caresses. Toute initiative est laissée à l’homme par cette femme passive. » (Perreault, 2004). 

Il faut aussi souligner que l’empressement de l’homme est excusé à cause de sa nature virile, les pulsions mâles étant considérées comme plus violentes et plus difficiles à retenir. 

Et en 2020? 

Les choses ont-elles radicalement changé aujourd’hui? Selon Lili Boivert, les clichés sexuels valorisent toujours l’inexpérience, la jeunesse, la bienséance, la modestie, la réserve et la naïveté ; toutes des caractéristiques qui évoquent la pureté. On s’attend encore des femmes à ce qu’elles endossent un rôle passif dans la sexualité hétérosexuelle en laissant toute l’initiative aux hommes. Dans l’ouvrage collectif Femmes désirantes paru aux éditions du remue-ménage, Catherine Dussault-Frenette explique que dès l’adolescence, les femmes intègrent leur rôle de subordonnées dans la sexualité hétérosexuelle : 

Selon plusieurs chercheuses, alors que les adolescentes connaissent leurs premières émotions sexuelles, elles incorporent du même coup le discours dominant leur dictant que «le lieu du pouvoir sexuel est mâle». Pour s’y inscrire à leur tour, elles doivent apprendre les codes de cet univers duquel elles sont d’emblée exclues à titre de sujet pensant et agissant. Les schèmes sociaux du désir et de la sexualité étant façonnés par l’idéologie patriarcale, c’est aux hommes qu’est attribuée la place du sujet actif du désir, tandis qu’aux femmes revient la position d’objet passif. 

Notre société a encore beaucoup de travail à faire afin de représenter les femmes dans des rôles agentifs, c’est-à-dire de prise en charge de leur propre plaisir. Force est de constater qu’encore aujourd’hui nous manquons de scénarios où le plaisir féminin est représenté sans être caricaturé. Au contraire, l’image de la femme qui résiste est beaucoup plus répandue que celle qui s’offre au plaisir —et elle beaucoup plus érotisée que cette dernière. Les femmes apprennent aussi très jeunes à mettre le plaisir des hommes en amont du leur et à éviter d’avoir des relations sexuelles en-dehors du couple stable afin de ne pas être étiquetées «filles faciles», selon la chercheuse Marie-Ève Lang qui s’est intéressée à l’agentivité sexuelle chez les adolescentes. Enfin, la sexualité féminine est toujours largement reléguée au monde des émotions et de l’engagement affectif, comme si c’était impossible pour une femme de simplement rechercher le plaisir ou la satisfaction d’avoir eu un rapport sexuel —désir que l’on reconnaît sans problème chez les hommes. Heureusement, de nombreuses initiatives féministes contribuent à créer de nouveaux scripts sexuels où le plaisir des femmes est montré et légitimé. Nous pensons entre autres à la mini-série Les Fourchettes (disponible sur Tou.tv) créée par l’autrice Sarah-Maude Beauchesne où la protagoniste parle ouvertement de désir et de plaisir, mais tente également de se poser comme sujet actif dans ses relations avec les hommes. Après avoir bénéficié pendant des siècles de productions culturelles exclusivement masculines, il est rafraîchissant d’entendre le récit des femmes sur les enjeux qui les concernent et de diversifier les modèles auxquels nous sommes exposés. En créant des scénarios où les femmes prennent en charge leur plaisir, nous contribuons à rendre l’expression de leur sexualité plus libre et leur recherche de plaisir légitime. 

Études consultées 

Isabelle Perrault, « Morale catholique et genre féminin : la sexualité dissertée dans les manuels de sexualité maritale au Québec, 1930-1960 ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, n° 4, 2004, p. 567-591 

Lili Boivert, Le principe du cum shot : Le désir des femmes sous l’emprise des clichés sexuels, Montréal, vlb éditeur, 2017, 256 p.

Jean-Philippe Warren, dir. Une histoire des sexualités au Québec au XXe siècle. Montréal, VLB éditeur, 2012, coll. « Études québécoises », 296 p. 

Marie-Ève Lang, « L’agentivité sexuelle des adolescentes et des jeunes femmes : une définition », Critiques féministes du développement : pouvoir et résistances au sud et au nord, vol. 24, nº2, 2011, p.189-209.

5 commentaires sur “Le tabou culturel sur le plaisir féminin : une explication historiqueAjoutez le votre →

  1. Merci pour les réflexions. On peut espérer, en effet, une représentation plus diversifiée de la sexualité féminine, notamment dans la culture populaire. Ces dernières années, en jetant un oeil aux séries et films que mes deux filles regardaient et regardent (elles ont maintenant 13 et 14 ans), j’y ai quand même remarqué un spectre assez intéressant d’héroïnes féminines, donc aux personnalités assez hétérogènes, malgré la persistance de certains préjugés désespérants (la plus indépendante et intelligente des héroïnes semble toujours avoir besoin d’une épaule masculine quand vient le temps de s’affirmer… ). J’ai donc espoir qu’elles éviteront certains écueils, dont ce fameux rôle de subordonnées que vous évoquez, peut-être un peu aussi grâce à nous, les parents, et à des gens comme vous qui faites rayonner ces réflexions.

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