Le néo-libéralisme et la contraception

Le néo-libéralisme et la contraception

Les magazines féminins constituent pour moi une source inépuisable de divertissement. Ils parlent de tout et de rien, renseignent sur les comportements à adopter en couple (hétérosexuel), avec nos amies, notre famille et sur notre milieu de travail. Qu’ils s’adressent aux femmes ou aux adolescentes, le ton que ces journaux prennent est bien souvent celui du proche conseiller ou du parent bienveillant. Surtout, les revues féminines sont une source historique délaissée, car elles ne renseignent que sur l’intime, le privé et les relations interpersonnelles. Les sujets abordés semblent souvent futiles et apolitiques, mais au contraire, les journaux féminins sont en réalité des agents de socialisation —c’est-à-dire qu’ils contribuent à modeler les comportements, et surtout les habitudes de consommation.  

Dans ces lignes, on n’oblige jamais personne à faire quoi que ce soit ; qu’il s’agisse de se choisir un partenaire (masculin) ou de réussir un maquillage, on ne fait que suggérer aux lectrices ce qui est le mieux pour elles. Selon Michel Foucault, dans la société néo-libérale, on n’exerce pas non plus de force coercitive sur les individu(e)s : on se contente de meubler leur imaginaire de scénarios souhaités et d’exacerber le risque qui peut découler des comportements dévalorisés. Fait intéressant à propos de ce type de magazines, c’est qu’il n’existe pas d’équivalent pour les garçons et les hommes. Comme l’explique la sociologue Marjorie Ferguson, l’existence même de ces magazines suggère que les femmes ont besoin de se faire enseigner la féminité, tandis que les hommes savent déjà comment performer la masculinité (Ferguson, 1983). Les revues féminines semblent parler de sujets absolument futiles, mais, paradoxalement, ces journaux sont aussi des agents de socialisation, car ils suggèrent des conduites et en condamnent d’autres. 

Pour mon mémoire de maîtrise, j’ai analysé tous les numéros du populaire magazine pour adolescentes Filles d’Aujourd’hui de 1980 à 1989 en me demandant comment on y aborderait la sexualité féminine. À l’époque, la revue est à peu près la seule dans son genre et constitue un lieu privilégié d’échanges de conseils, où l’on peut poser des questions gênantes sur sa sexualité de manière anonyme pour qu’une courriériste y réponde. Évidemment, la réponse obtenue n’a rien d’anodin : l’équipe éditoriale produit un reflet de ce que la société d’alors pense de la sexualité adolescente, le plus souvent en approuvant ou en désapprouvant certains comportements rapportés par les lectrices. Celles et ceux qui écrivent pour la revue se montrent très incisif(ve)s lorsque vient le temps de parler de contraception (et la revue en parle beaucoup!). L’idée que les jeunes filles puissent se lancer dans la vie sexuelle sans d’abord avoir planifié les relations ou sans être dans une relation de longue date avec un partenaire (masculin) dérange beaucoup. 

Voici la question que je me suis posée : qu’est-ce que nous révèle Filles d’Aujourd’hui sur l’histoire de la sexualité adolescente et sur la question de la contraception? 

Contexte historique

D’abord, un bref survol du contexte des années 1980 s’impose : pour la première fois, la génération d’adolescentes profite d’une grande accessibilité aux méthodes de contraception (et disposent de beaucoup d’informations à ce sujet!). Rappelons que depuis décembre 1966 au Québec, la diffusion d’informations sur la planification des naissances est légale, malgré les réticences de certains groupes de parents qui craignent que « la publicité sur les produits anticonceptionnels soit entachée de vulgarité et qu’elle encourage le relâchement des mœurs sexuelles, surtout chez les jeunes » (Desmarais, 2016). Alors que les générations précédentes ont manqué d’informations sur leur corps, leur cycle menstruel et sur la procréation, les jeunes de 1980 se retrouvent devant la possibilité de prendre leur sexualité en charge et de la vivre en-dehors du cadre du mariage. 

La sexualité féminine pathologisée

Ça ne veut pas dire pour autant que l’information sur la sexualité n’est pas contrôlée et bourrée de clichés sexuels. En effet, dans Filles d’Aujourd’hui, la sexualité féminine est souvent pathologisée. On répète beaucoup aux lectrices que l’ « éveil sexuel » aura lieu plus tard et qu’elles ne trouveront pas de plaisir dans la sexualité (hétérosexuelle) si elles s’y lancent maintenant. Contrairement aux garçons qui, pour affirmer leur virilité, multiplient les conquêtes et dont les pulsions sexuelles sont excusées par leur nature masculine, les filles sont décrites dans le revue comme plus sentimentales, plus douces et surtout plus passives. Selon les personnes qui écrivent pour le magazine, ce sont à elles de planifier les relations sexuelles et de prendre la charge mentale de la contraception. Le ton emprunté afin de réprimander les jeunes filles qui « ne prennent pas leurs responsabilités » est souvent très culpabilisant : 

Si une fille a une relation sexuelle sans préparation ou planification alors elle n’est pas vraiment prête. Les maladies transmises sexuellement et les grossesses sont choses fréquentes. La pratique sexuelle ne se fait pas sans mûre réflexion et elle implique de prévoir avant de s’y adonner une méthode ou moyen de contraception et des mesures d’hygiène. Mais des filles ne peuvent pas prendre ces précautions car ce serait admettre alors leur sexualité. « Se faire prendre », se « laisser emporter » ou « perdre la tête » sont des phrases qui servent d’excuses, des excuses pour nier la vérité sur son comportement sexuel ou pour éviter la responsabilité de la contraception. Rappelle-toi que NON est le meilleur contraceptif oral. 

(« Es-tu vraiment prête à l’engagement sexuel? » dans Filles d’Aujourd’hui, vol. 2, n° 5, mars 1982, p. 58.)

Surtout, on martèle aux jeunes filles que leur nature féminine fait en sorte qu’elles ont moins besoin d’expérimenter l’amour « physiquement ». Elles sont souvent incitées à dire non aux garçons et à ne pas céder à leurs avances, quoi qu’il arrive. L’idée pour les filles d’avoir des relations sexuelles en-dehors d’une relation de couple stable est très mal reçue par les personnes qui écrivent pour la revue, puisque cela suppose que l’acte n’a pas été planifié et que la jeune fille n’a pas pensé à utiliser une méthode de contraception. En somme, on demande aux lectrices de garder le contrôle en tout temps car elles ne peuvent pas utiliser l’excuse d’avoir des pulsions sexuelles incontrôlables si un accident survient. Plus encore, on pense des filles qui aiment le sexe (ou pire, qui aiment beaucoup le sexe) qu’elles ne sont pas normales, qu’elles ont des troubles émotifs ou qu’elles mentent sur leurs nombreuses conquêtes. 

Filles d’Aujourd’hui et la société néo-libérale

Dans une société néo-libérale où les individu(e)s doivent être en charge d’eux et d’elles-mêmes, responsabiliser les jeunes filles à cet âge sur la contraception sert à éviter une foule de problèmes sociaux : les maladies transmises sexuellement (la propagation du sida, surtout), les grossesses involontaires, les avortements qui sont illégaux jusqu’en 1988 mais pratiqués en grand nombre plus ou moins clandestinement, etc. On exacerbe la notion de danger en culpabilisant les jeunes filles lorsqu’elles rapportent avoir eu une relation non-protégée ou non planifiée, et on oblitère leur désir sexuel du discours pour que la sexualité soit une chose à craindre plutôt qu’à envisager avec curiosité. On compte sur les jeunes femmes qu’on dit plus vertueuses, plus réfléchies et moins spontanées que les garçons afin de prendre en charge la contraception. 

Bien sûr, ce mécanisme est fort probablement inconscient. Mais force est de constater que si toutes ces informations précises sur la contraception se retrouvent dans Filles d’Aujourd’hui, ce n’est pas nécessairement pour que les lectrices vivent une sexualité plus épanouie, mais surtout pour qu’elles soient informées sur le fonctionnement de leur corps et qu’elles ne deviennent pas enceintes. Du même souffle, on dédouane les garçons de cette responsabilité et on excuse leur besoin de sexe par leur nature virile. Existe-t-il à la même époque un journal masculin qui renseigne les jeunes hommes sur les méthodes de contraception? Si oui, le ton est-il aussi culpabilisant?

Les choses ont-elles énormément changé aujourd’hui? Dans les groupes de femmes hétérosexuelles autour desquels je gravite, la question de la contraception pose toujours problème. Il est toujours difficile aujourd’hui de sentir que la contraception n’est pas une responsabilité exclusivement féminine. Depuis les années 1970, les femmes disposent d’un certain contrôle sur leur corps grâce au développement rapide des différentes méthodes de contraception, mais la charge mentale qui vient avec n’est pas souvent partagée. Avec les phénomènes tels que le stealthing (l’action de retirer le condom pendant un rapport sans avoir avisé sa partenaire) laissent aussi penser que certaines générations d’hommes ont manqué d’informations et de sensibilisation à la question de la contraception. Encore aujourd’hui, il existe peu de méthodes de contraception pour les hommes et celles-ci sont très peu populaires. Bref, la pilule, le stérilet et autres nous ont apporté la possibilité d’une sexualité détachée de la procréation, mais pas l’égalité complète! Il reste encore beaucoup de travail à faire pour légitimer le plaisir féminin et partager la charge mentale de la contraception, mais espérons que les futures générations de garçons et d’hommes prendront davantage leurs responsabilités et seront mieux informées. 

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