Compte rendu de « Je suis une maudite sauvagesse » – « Eukuan nin matshi-manitu innushkueu, d’An Antane Kapesh »

Publié en 1976, Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite Sauvagesse est un ouvrage qui devrait être lu par n’importe quel(le) historien(ne) du Québec. En fait, j’ai du mal à comprendre pourquoi, dans mon parcours académique, j’ai eu tant de cours sur le régime seigneurial et sur la culture canadienne-française alors qu’on m’a si peu parlé de tout ce qui a précédé l’arrivée des blancs. L’autrice, An Antane Kapesh, innue de Sept-Îles qui a grandi dans les bois, elle, en parle sans détour — et sans enjoliver l’hypocrisie de celles et ceux qui ont détruit sa culture, son territoire, son peuple. Femme politique, cheffe et membre du Conseil de bande pendant des années, Kapesh sait de quoi elle parle. Ce regard extérieur sur la cupidité des blancs est difficile à encaisser, mais il est nécessaire (et ô combien révélateur). Cette prise de parole, ce contre-récit qui révèle l’envers du décor, je n’avais jamais vraiment remarqué son absence pendant mes années d’études. Mais maintenant, elle me saute aux yeux. Il faut dire qu’An Antane Kapesh est la première femme autochtone à publier en français au Québec. De tout mon parcours universitaire, je n’ai jamais véritablement eu accès à ce récit qui expose la cruauté des autorités coloniales, des élites cléricales et de la société blanche en général envers les Premières nations, et ce depuis leur arrivée sur ce continent qu’on disait «neuf». Le processus insidieux de dépossession de leur mode de vie, de leurs enfants et de leur culture est raconté, cette fois sans fard, sans complaisance. L’exploitation des ressources naturelles sans considération pour les territoires de chasse appartenant aux Premières nations et l’ingérence des Blancs dans la gestion de la chasse sont décrites sans dentelle. Les injustices racontées à l’aide d’anecdotes, de récits et de souvenirs sont aussi enrageantes que vivides. 

An Antane Kapesh parle des acteurs qui entretiennent le système de violences envers les Autochtones et, parmi eux, l’institution de la police, entièrement composée de blancs. Elle raconte comment son fils a été battu par les policiers et comment ceux-ci maintiennent le sentiments de peur chez les Autochtones : 

[…] En arrêtant les Indiens, il arrive souvent que les policiers les blessent et qu’ils les expédient à l’hôpital. Quand ils arrêtent des Indiens ils leur font toutes sortes de choses : ils les frappent à répétition, ils leur donnent des coups de pieds […] Quand les policiers arrêtent un Indien, ils le traînent sur des cailloux ou sur la neige. Après l’avoir mis en prison, ils continuent de la martyriser. Quand ils arrêtent un Indien, les policiers sont toujours deux, parfois trois, mais l’Indien en état d’arrestation, lui, est seul. 

An Antane Kapesh soulève également un problème de représentation médiatique : les journaux locaux entretiennent l’image des Autochtones criminels, parlent très souvent des méfaits accomplis, mais ne soulignent jamais les événements heureux qui ont lieu dans la communauté.   Un phénomène semblable est observable en ce qui concerne la représentations des communautés autochtones dans les films et les journaux : « il n’y a rien de vrai là-dedans », explique l’autrice. Mais selon elle, les « méfaits » qu’on reproche aux Autochtones sont commis contre un système qui n’est pas le leur et qui les oppresse à tous les niveaux. Elle se demande pourquoi les blancs remplissent leurs prisons d’Autochtones. Selon elle, les jeunes n’étaient pas punis ou pris en faute avant que les blancs s’installent sur leurs terres. L’autrice s’exprime sans détour : 

[…] Avant que les policiers n’arrivent ici dans notre territoire, nous avions déjà la civilisation nous aussi. Ce n’est pas la police qui nous a civilisés, ce n’est pas la prison et ce ne sont pas les tribunaux non plus. Aujourd’hui nous ne sommes pas gênés de dire que c’est le Blanc, après être venu ici dans notre territoire, qui a dérangé notre civilisation indienne : c’est lui qui nous a enseigné son mode de vie. »

An Antane Kapesh dénonce également les généralisations abusives faites dans les journaux au sujet des Premières nations, qui sont décrites comme si elles ne faisaient qu’une, comme un amalgame stéréotypé. Surtout, les Autochtones sont représenté(e)s à travers le filtre déformant de l’interprétation des blancs, après avoir intégré de force une culture qui n’est pas la leur. La culture du capitalisme, aussi, a contribué à transformer profondément les modes de vie autochtones. An Antane Kapesh raconte comment les compagnies minières (la Iron Ore Company) ont chassé les sien(ne)s de leur territoire, ont brisé leurs maisons et les ont obligé(e)s à payer pour l’accès à leurs propres ressources, dont l’eau. 

Il ne faut pas faire comme si ce récit ne faisait pas partie de l’histoire du Québec. L’histoire autochtone est trop souvent mise en marge. En tant qu’historien(ne)s et surtout en tant qu’allié(e)s, c’est une action qu’on peut faire, de la mettre en lumière, de refuser de la cacher. Force est de constater que cette histoire est encore relayée dans l’ombre, au profit d’une histoire nationale qui, elle, est polie, solennelle et sans tache. Rappelons que les violences commises envers les nations autochtones étaient et sont toujours institutionnalisées, elles se font dans un cadre légal depuis les premières heures de la colonisation. Ce système colonial, le Québec aussi, y a participé activement, entre autres en permettant l’exploitation des ressources en territoire autochtone, comme le rappelle Dalie Giroux, dans l’ essai L’oeil du maître

Les figures les plus évocatrices de l’histoire du Québec moderne se sont successivement associées à cette conquête de ce que l’on a appelé, de manière peu équivoque, le «Nouveau Québec» : Maurice Duplessis, mort à Schefferville en invité de la Iron Ore Company en plein territoire innu ; Jean Lesage et René Lévesque, qui réalisent ce coup de force de la nationalisation de l’exploitation de la source hydroélectrique […] » 

L’oeil du maître, Dalie giroux, 2020

Et ainsi de suite jusqu’au gouvernement Charest. Le fameux « maîtres chez nous », rappelle l’autrice, « a ainsi signifié l’imposition non seulement de l’autorité du gouvernement québécois, de ses structures administratives et de sa langue officielle de la Côte-Nord jusqu’au Nunavik ; elle a également signifié une prise de terre à la fois considérable et remarquablement tardive dans l’histoire de la colonisation des Amériques fondée sur le cadre légal et répressif hérité du droit de conquête européen. » 

Le récit d’An Antane Kapesh raconte cette dépossession cruelle et inhumaine imposée par ceux qui se définissaient eux-mêmes comme étant les colonisés, nés pour un petit pain. À mon sens, cet ouvrage devrait être à l’étude dans les cours d’histoire au secondaire et au cégep car il apporte des nuances fondamentales à l’histoire du Québec qui, dans ce cas-ci, a agi comme un état colonial en exploitant les ressources et les peuples qui ne lui appartenaient pas. 

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