En ce mois de l’histoire des Noir(e)s, j’ai pensé vous parler d’une figure encore largement méconnue, Marie-Josephe-Angélique dont l’existence en Amérique témoigne d’un autre fait encore plus largement méconnu : le trafic d’esclaves en Nouvelle-France. Selon Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, auteur(e)s de Elles ont fait l’Amérique : de remarquables oubliés, tome 1 (LUX), nombre de « marchands, d’officiers, de gouverneurs, d’intendants, de hauts fonctionnaires et de gens d’Église possédaient les leurs, dans la plus grande légalité » (p.154). La plupart de ces esclaves sont des Panis, c’est-à-dire d’origine autochtone. Plusieurs d’entre elles et eux viennent des nations éloignées de l’ouest du Mississippi appelées les Pawnees. Avec le temps, le mot se déforme et « Panis » en vient à désigner n’importe quel esclave autochtone. Cependant, si les deux tiers des esclaves sont d’origine autochtone, « le grand chic, dans la haute société de la Nouvelle-France, demeure l’acquisition d’un esclave noir. » Un esclave noir vaut alors deux fois plus qu’un Panis et le premier esclave noir vendu en Nouvelle-France, un enfant de six ans, coûte cinquante écus, ce qui équivaut à la moitié du salaire annuel moyen d’un ouvrier en 1629.
Quant à Marie-Josèphe-Angélique, jeune esclave noire de vingt ans, on sait qu’elle est née au Portugal en 1705, mais on ignore les circonstances de son arrivée en Amérique. Elle passe entre les mains de plusieurs propriétaires avant d’être achetée par François Poulin de Francheville et Thérèse de Couagne, établis sur la rue Saint-Paul, à Montréal. Les esclaves noirs sont la plupart du temps employés comme domestiques et vivent à l’intérieur, contrairement aux Panis qui sont exploités le plus souvent pour les tâches agricoles. Selon le Code Noir (ordonnance royale qui régit les rapports entre maîtres et esclaves) les propriétaires ont le droit de battre leur esclaves autant qu’ils le souhaitent et, si ce dernier ou cette dernière a des enfants, le droit de disposer d’eux/elles leur revient également —car le statut d’esclaves est considéré comme héréditaire. Les maîtres ont même le droit de faire accoupler leurs esclaves, comme du bétail, car se procurer de nouveaux esclaves est particulièrement difficile à Montréal. Les esclaves afro-descendants viennent le plus souvent des Treize colonies et sont d’ailleurs introduits en plus grand nombre au Canada suite à la révolution américaine, tandis que les loyalistes se réfugient au pays et amènent avec eux leurs biens les plus précieux… dont leurs esclaves.
Marie-Josèphe dite Angélique est reconnue pour son caractère, sa répartie et sa beauté. Elle développe une relation d’amitié avec sa maîtresse, Thérèse de Couagne. Celle-ci lui voue une affection particulière car c’est elle qui la surnomme « Angélique », le nom de sa fille décédée. Thérèse de Couagne se retrouve veuve et hérite des parts de son mari dans les Forges Saint-Maurice et engage un homme, Claude Thibault, pour l’aider à assumer les nouvelles et nombreuses responsabilités. Angélique en tombe amoureuse, et Thibault propose à la jeune esclave se s’enfuir avec lui comme sa maîtresse refuse de l’affranchir. Après une première tentative d’évasion, les amants sont toutefois rapidement rattrapés. La relation entre Angélique et sa maîtresse se détériore. Cette dernière menace de la vendre à un commerçant des Antilles où les esclaves sont maltraités, exploités dans les grandes plantations de canne à sucre, de coton et de tabac — l’espérance de vie de ces personnes se situe alors en-dessous des trente ans.
Le 10 avril 1734, une grande partie de Montréal flambe et l’incendie a vraisemblablement été déclenché à la demeure des de Francheville. Angélique est accusée, jugée puis déclarée coupable avant d’être torturée et pendue.
Évidemment, cette femme était condamnée d’avance ; à son époque, on la considérait tout simplement comme un bien meuble et elle se retrouvait sans aucune défense face à un tel procès. Cependant, on ignore si elle a réellement déclenché cet incendie, car elle était en conflit contre sa maîtresse (et probablement contre les circonstances d’une vie de servitude). Si l’esclavage est officiellement aboli en août 1834 dans la plupart des colonies britanniques, l’institution s’est déjà considérablement effritée au Canada, entre autres parce que les esclaves fuient, se révoltent et ne sont pas toujours retrouvés. Si l’esclavage n’est pas maintenu aussi férocement qu’aux États-Unis, c’est sans doute parce qu’il est moins lucratif et qu’il ne permet pas aux propriétaires de s’enrichir de manière considérable.
Des études ont été réalisées sur l’esclavage en Nouvelle-France, notamment à partir d’annonces de journaux qui décrivent en détails le physique des esclaves en fuite. L’historien Aly Ndiaye, entre autres, a produit un album illustré intitulé « L’esclavage au Canada » (http://www.websterls.com/) qui trace les grandes lignes de la traite des êtres humains au pays. Selon lui, ces annonces sont un outils précieux afin de visualiser ces esclaves et d’analyser les stratégies imaginées pour s’enfuir, celles-ci étant souvent mentionnées dans les journaux. L’artiste Marie-Denise Doyon a quant à elle donné vie à Marie-Josèphe-Angélique en peignant des images de son procès, à l’occasion d’une exposition sur l’histoire d’Haïti et de la présence des esclaves au Québec. Cette exposition s’est d’ailleurs tenue à la galerie d’arts de l’Université de Sherbrooke alors que j’y travaillais (et quel ne fut pas mon plaisir d’observer la mine déconfite les boomers qui découvraient qu’il y avait pires colonisés qu’eux).
Selon Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, quand l’ouvrage de l’historien Marcel Trudel, Deux siècles d’esclavage au Québec, paraît aux éditions Hurtubise en 2004 en révélant que la traite des êtres humains a bel et bien eu cours au Québec, sa publication est très mal accueillie. En effet, cette version peu reluisante de notre histoire s’éloigne du récit officiel où les dominés, ceux qui sont mis à mal par le pouvoir britannique, ce sont les Canadiens Français. Encore une fois, il est toujours bon de vérifier ce que l’histoire a à nous dire sur nous-mêmes pour faire un petit examen de conscience collectif!
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